Nuestros cursos:

Nuestros cursos:

Introduction

Pierre Carloni[1]

La notion de transition professionnelle, originellement conçue pour penser l’insertion des jeunes, est aujourd’hui mobilisée par les pouvoirs publics pour embrasser un spectre large de mobilités (Mazade et Hinault, 2014). Avril 2023, la ministre chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels s’exprime ainsi devant les partenaires sociaux pour fustiger la prolifération de « dispositifs de transitions professionnelles aujourd’hui trop nombreux, trop complexes et trop peu mobilisés »[2]. Cette critique, qui résonne comme l’annonce de la mise à l’agenda d’une nouvelle « loi négociée », se distingue par sa récurrence dans les nombreuses réformes emploi/formation intervenues ces vingt dernières années. Bien plus que l’expression ponctuelle d’un mot d’ordre réformateur, elle apparait comme l’expression de tentatives répétées de dé-segmenter des institutions du marché du travail, dont les interventions ciblées et cloisonnées sont désormais dépréciées à la faveur d’une prise en charge globale et universelle de « parcours de transitions professionnelles » d’actifs et d’actives indépendamment de leur statut ou leur situation.

Cette première partie est consacrée à l’analyse de cette dynamique institutionnelle par le prisme de dispositifs de transition professionnelle dont le point commun est de faire de l’accompagnement le principal moteur du changement de l’action publique. En quoi l’analyse de la mise en œuvre de ce type de dispositifs nous renseigne-t-elle sur les dynamiques de changement affectant l’action publique dans des secteurs aussi variés que ceux de l’agriculture, du service public de l’emploi, de la formation professionnelle ou de l’action sociale ? Quels programmes d’action portent ces dispositifs et quels effets de débordements leur mise en œuvre produit-elle sur les logiques de fonctionnement héritées de ces secteurs ? Quels mandats endossent les professionnel∙les chargé∙es d’accompagner les publics et avec quelle légitimité, quels moyens et quelle reconnaissance ce mandat est-il exercé ?

Les quatre contributions rassemblées dans cette partie se centrent sur des dispositifs d’accompagnement élaborés par leurs concepteurs contre – tout contre – les orientations historiques de politiques publiques sectorielles et qui, par ce geste réformateur, concourent à la prolifération des mesures de prise en charge des transitions professionnelles. Trois d’entre elles proposent une analyse de dispositifs « expérimentaux » financés par le Plan d’investissement dans les compétences, l’un des quatre volets du Grand plan d’investissement 2018-2022 initié par le gouvernement français dès 2017. Leur déploiement s’appuie tantôt sur les acteurs traditionnels de la politique de l’emploi avec la visée explicite de transformer les façons de travail des professionnel∙les des structures sur laquelle ils reposent (Pôle emploi, les Missions locales, l’AFPA, les Établissements et services de réadaptation professionnelle…), tantôt sur de nouveaux acteurs (réseaux associatifs notamment) alors mandatés pour centrer leur intervention sur la cible traditionnelle de l’action publique dans ce domaine (les publics « particulièrement éloignés de l’emploi »). Qu’ils visent à ramener dans le spectre des politiques de l’emploi des publics extraordinaires de ce droit ou qu’ils élargissent le réseau des structures concourant à l’objectif général d’insertion professionnelle, ces dispositifs se surajoutent, plutôt que de se substituer, aux mesures de droit commun qui leur préexistent.

L’aide à l’installation agricole, étudiée par Cécile Gazo, offre un décalage opportun avec cette dynamique émanant de la puissance publique. Le foisonnement de dispositifs d’accompagnement dans le secteur agricole nait d’un débordement par l’initiative privée des structures historiquement délégataires de la politique publique de soutien à l’installation. Porté par la remise en cause du modèle agricole traditionnel et soutenu par l’arrivée progressive de publics en décalage de la figure de l’agriculteur installé par transmission intergénérationnelle, ce mouvement donne lieu à l’émergence d’acteurs nombreux et en concurrence pour la prise en charge des candidates et candidats à l’installation. L’offre d’accompagnement grandissante dans ce secteur, sur fond de revendication d’une définition du métier d’exploitant∙e agricole et de ses prérequis, conduit alors, à rebours, les pouvoirs publics à pousser les acteurs traditionnels à faire progressivement évoluer les instruments de la politique d’aide à l’installation en les enjoignant à développer, au-delà de l’information aux publics et du financement de projets, une offre d’accompagnement.

L’incidence des pouvoirs publics sur les dynamiques de mise en concurrence des acteurs d’un secteur, désormais largement documentée, n’est pas propre au secteur agricole (pour une vue d’ensemble, Bezes et Musselin, 2015 ; Ansaloni et Smith, 2017). Elle se retrouve également ici dans le cadre de la mise en œuvre des appels à projets du Plan d’investissement dans les compétences analysé par Adrien Lusinchi et Lucille Petit. Cette contribution souligne la « méfiance » avec laquelle les acteurs de l’emploi accueillent les porteurs de l’un des projets étudiés, « questionnant la légitimité du réseau associatif à accompagner des personnes vers l’emploi ». Au-delà des enjeux de captation de publics en grand nombre dans un souci de viabilité économique pour des organismes privés ou d’atteinte d’objectifs d’entrée dans la mesure fixée par les pouvoirs publics, c’est par l’empilement de différentes générations de dispositifs de transition professionnelle qu’émerge des conflits de valeurs sur le sens et la fonction de « l’accompagnement ». C’est aussi que la pratique d’accompagnement, peu normalisée (diplôme, réglementation…), constitue un terreau fertile à ce registre de conflictualité. Les défauts de coordination et difficultés à nouer des relations partenariales au bénéfice de la prise en charge des publics, engendrés ici par la « défiance mutuelle » (C. Gazo) d’acteurs de terrains intervenant dans un même secteur, est précisément l’objet des dispositifs intersectoriels au cœur des deux autres contributions composant cette partie.

Les dispositifs d’accompagnement étudiés d’une part par Elise Crovella, Nicolas Farvaque et Anne-Lise Ulmann, d’autre part Michaël Segon et Jérôme Bas, apparaissent moins directement orientés par la nature et le mode de prise en charge de leurs ressortissant∙es, que dédiés à assurer l’interface entre des structures porteuses de mandats d’action publique traditionnellement distincts, et dont il est attendu qu’elles coopèrent. C’est ainsi le cas du dispositif Prépa compétences qui organise une circulation de publics entre les opérateurs historiques des politiques de l’emploi et de la formation professionnelle dans le but de faire gagner en efficacité la prescription de formation assurée par Pôle emploi, au-delà de la seule logique de gestion des listes du chômage. Sur un autre registre, le second dispositif, lancé par une Agence régionale de santé et un Conseil régional en vue de « créer de la transversalité entre le secteur médico-social et celui de la formation professionnelle » (M. Segon, J. Bas), accompagne des organismes de formation à accueillir et à former des publics en situation de handicap, bien plus que, comme le présentent initialement ses concepteurs, il ne prend en charge les publics eux-mêmes dans leurs parcours de formation.

Force est de constater, à travers la lecture de ces textes, que l’incursion de l’accompagnement dans les dispositifs de transition professionnelle étudiés procède de la recherche de solutions palliatives et ponctuelles à des problématiques d’ordre structurel et organisationnel inhérentes au fonctionnement d’une action publique largement sectorisée et historiquement centralisée. Ceci n’est probablement pas étranger aux mutations de la conception du rôle de l’Etat, désormais voué à « accompagner, plutôt que piloter » une action publique sans « “plan d’ensemble” qui intégrerait la totalité des enjeux et des dimensions » (France stratégie, 2020) sous-jacentes aux ambitions transformatrices portées par les grands cycles de réformes emploi/formation de ces vingt dernières années.

Dans ce cadre, le mandat d’accompagnement endossé par les acteurs de terrain est porteur d’une ambivalence quant à l’autonomie qu’il leur confère. « Utilisé de façon large et malléable comme un support mobilisable » (E. Crovella, N. Farvaque, A.-L. Ulmann) par les professionnel∙les pour agir selon des orientations politiques faiblement prescrites, il les conduit, dans le même mouvement, à « bricoler » les contradictions inhérentes à l’action publique pour assurer la fonction qui leur incombe. Ce « bricolage », d’ailleurs présent à tous les étages de l’action publique – de la conception d’un tableau de bord national de suivi trimestriel à la gestion d’écueils dans le cours d’action de l’accompagnement, en passant par l’obtention conditionnelle et par à-coups de financements publics et par l’élaboration de fiches de poste sans orientations préalables sur les missions à réaliser – apparait donc, par sa récurrence, moins comme le résultat local d’un dysfonctionnement organisationnel, que « le mode de gestion et de régulation des systèmes complexes de relations d’interdépendance et de contrainte » (Garraud, 2000) engendrés par l’absence d’orientation politique d’ensemble en matière de prise en charge collective des transitions professionnelles.

Bibliographie

Ansaloni, M., et Smith, A. (2017). Des marchés au service de l’État ?, Gouvernement et action publique, 4(6), 9-28.

Bezes, P. et Musselin, C. (2015). Le new public management. Entre rationalisation et marchandisation ? Dans L. Boussaguet (dir.). Une French touch dans l’analyse des politiques publiques ? (125-152), Presses de Sciences Po.

France stratégie. (2020, juin). La planification : idée d’hier ou piste pour demain, Point de vue. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-point-de-vue-planification-juin.pdf

Garraud, P. (2000). Le chômage et l’action publique. Le « bricolage institutionnalisé », L’Harmattan.

Mazade, O. et Hinault, A.-C. (2014). Avant-propos, Sociologies pratiques, 1(28), 3-8.


  1. Associé au Lise-CNRS. Actuellement en poste à France compétences. Les propos contenus dans ce document n’engagent que son auteur.
  2. Gruelle, A. (2023, 14 avril). Évolution du réseau des ATPro : « l’État engagera des échanges avec les partenaires sociaux » (Carole Grandjean). AEF, Dépêche n°690875. https://www.aefinfo.fr/depeche/690875-evolution-du-reseau-des-atpro-l-etat-engagera-des-echanges-avec-les-partenaires-sociaux-carole-grandjean


Laisser un commentaire